Julien MARCLAND | « Fantômes… » – Poème du mois…
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« Fantômes… » – Poème du mois…

  |   Poème du mois

Je sais que je ne verrai jamais en vrai le visage des 91 enfants de Lidice âgés d’entre à peine un an et treize ans qui ont été séparés violemment de leurs mères dans une salle un jour de juin 1943 en Tchécoslovaquie puis mal traités mal nourris avant d’être pour la plus part gazés séparément des leurs – pourquoi au moins ne pas les avoir gazés ensemble ? – et à qui les SS avaient demandé d’écrire des lettres à leurs proches – pourquoi ?…  pourquoi les avoir fait écrire ? pour les calmer ?!… leur faire passer le temps ?… (Nous avons les lettres…)

 

Je sais qu’il y a quelque chose de dérisoire à s’apitoyer sur leur sort d’un point de vue extérieur

 

Je sais que le recul du temps produit une illusion optique

 

Je sais que le passé n’est jamais complètement perdu dans la matière

 

Je pari cependant qu’il ne se répète jamais à l’identique

 

Je sais que nous sommes, en une part de nous même, les enfants de Lidice

 

Je sais que nous portons et déportons le Monde

 

Je sais que nous le transfigurons, que nous le faisons s’effondrer jusqu’à la catastrophe…

 

J’ai un souvenir flou, vague, confus d’hier – a-t-il existé d’ailleurs ?

 

Je vois le feu brûler dans l’âtre, les lentilles à leur odeur rissoler dans la casserole, les portes du moulin claquer, les filles écrire, écrire des lettres… sur la table…

 

Je sais l’importance des silences, des points de suspensions, aussi des points virgules, dans les mouvements de la parole dans l’espace de la scène, du vide et du plein, du saturé, de la résonance

 

Je sais pleurer un peu plus maintenant

 

Je sais aimer un peu plus

 

Je sais vivre un peu plus, dans l’infini incompréhensible

 

Je sais perdre connaissance un peu plus, le « partage de midi », le séquençage des heures, des jours, leurs profondes déchirures à la manière d’un tissus usé, usant, fait de matière noire et de vent.

 

Je sais le dédale des instants de la pensée

 

Je sais ses éclipses et ses intermittences

 

Je pari que nous nous retrouverons, même si tout est perdu, déjà déception et sidération fondamentale – que nous nous sommes déjà retrouvés… Patrick… Monique… Christine… Enora…

 

Je sais qu’il faut continuer à dire même si cela jamais ne finit ni ne commence, forcené, à présent

 

Je sais qu’au théâtre, comme dans la vie, on entre et on sort, et qu’il est difficile, fragile, douloureux, joyeux, lourd, soulageant, bien que convention absurde, d’entrer ou de sortir.